03 Apr

Tranche de vie II

Publié par BERis  - Catégories :  #Air des temps

Dimandhe 3 et lundi 4 mars

>> 10 heures. Il est juste temps d'un petit-déj couleur d'ici. Les vergers couvrent les plaines de vert et d'orange mélangés au jaune des citrons. La saison des oranges bat son plein, alors que les touristes ne font pas encore le plein. Le Cyprus coffee medium suit naturellement. Nous sommes dimanche. En fait un jour comme les autres dans l'effervescence de l'attente de la manne annuelle.

Ce qui est fantastique, dans une telle logique flottante, c'est l'admirable confusion des rôles.

 

<< En fin d'une journée, « largué » dans la banlieue d'Oxford, sur la ring road, j'aligne les pas en me fiant au soleil couchant. Impossible de savoir vraiment dans quelle direction situer la ville. La carte de large échelle que j'ai dans ma poche ne m'aide pas vraiment. Montant la tente en bordure de route, je profite des bras de Morphée dans le chuintement continu du trafic de ceinture.

Il me faudra cinq heures pour traverser la ville de part en part et retrouver un chemin qui mène ailleurs. Le jeune type qui me propose un lift pour l'ouest reste perplexe devant la map que je déballe pour indiquer la direction que je vise. Plus loin, il s'arrête dans un bazar store et en ressort avec une roadmap toute fraîche qui indique plus que les grands axes. J'y découvre mes détours d'Oxford et rit sous cape… la carte, je l'ai encore, mais ne l'ai plus jamais utilisée.

 

>> La confusion des rôles, c'est comme si la disponibilité de chacun répondait toujours présente pour s'extraire du rôle qu'il est censé jouer. Une manière de rompre la monotonie peut-être ? Ce dimanche matin, il est temps de louer un scooter, histoire de mener à bien mes explorations. Demandez ! Vous recevrez ! dit la maxime. Je m'informe auprès du serveur de Cyprus coffee medium alors qu'il feuillette le programme télé. Il pose tout séance tenante, se levant tel Lazare, me disant, de la voix et du geste, de ne pas bouger. En 5 minutes, Yannis se présente sur la terrasse avec un « scoot » et les documents à la main. Près de chez moi, on m'aurait éventuellement indiqué une adresse obscure voire celle de l'office du tourisme. On aurait pu me dire de chercher dans le bottin (vous savez, ces machins tout électroniques où on ne trouve pas ce qu'on cherche « parce que l'adresse n'est pas complète »). Ici, une fois les clients servis, le garçon s'intéresse à tous, taille une bavette, aligne les théories farfelues et le ton monte. Inévitablement.

 

Ils ont toujours quelque chose à vendre, mais pas leur âme. Je les soupçonne d'avoir une éthique aussi flottante que leur logique. Mais leurs âmes n'est pas à vendre. Ce sont des marchands de tapis, tous, dans le sang. Mais ce sang-là est culturel. L'approche s'avère facile, la compréhension délicate. L'humeur en dents-de-scie les fait passer pour un rien de l'affable à l'intransigeance. La diplomatie dans tout ça ? Lorsque le sang s'enflamme, il n'y a rien à faire sinon quitter la place. J'enfourche mon poney ZHEX733 et file vers Néo Chorio.

 

<< Les British sont "cool", au moins dans la rue. "Soft" et tempérants. Celui qui m'a offert la roadmap m'abandonne aux portes du Pays de Galles. Je me fie aux images du catalogue des Auberges de jeunesse pour choisir mes destinations. New Castle me tente. Le château médiéval transformé promet une vie de seigneur, à l'ombre des machicoulis. Mais la route qui y mène passe par un autre homme : celui qui s'arrête en ce moment n'a rien d'exceptionnel du haut de ses 50 bourgeois. Il entame la discussion d'un ton frivole… Homosexuel, il s'esclaffe quand je lui baragouine que je veux enseigner à de grands élèves, parce qu'on peut faire des choses plus intéressantes. Écrivain à succès, il vante très sérieusement son dernier best seller sur les techniques de la voile et rêve de mettre le pied à bord. Son air sans équivoque me le rend sympathique. Il passe trois jours à me draguer respectueusement et nous visitons ensemble un bout du pays en escaladant le plus haut sommet du Great Britain Empire. Enfin…de ce qu'il en reste. Nous nous séparons dans un small village dont le nom n'encombre plus ma mémoire.

     

 

>> On remarque aisément que de nombreuses constructions présentent quelques aspects d'inachevé, encore et toujours en chantier semble-t-il. Les gens d'ici construisent une structure en béton puis remplissent les murs avec des briques. Il y a toujours quelques fers à béton qui dépassent de la toiture en terrasse. Les fers sur le toit prolongent les piliers. J'ai cru qu'il s'agissait d'une manière de ne pas payer d'impôt sur la construction, mais l'idée est erronée. Il n'ont pas besoin de magouiller dans ce cas-ci car il n'y a pas d'impôt sur la fortune, ni sur le construit. En fait, dans le cadre général de l'encouragement à construire (polis…), ils gardent toujours le secret espoir de pouvoir mettre en chantier un étage de plus.

D'autres situations peuvent paraître plus éloquentes sur le fait que « on s'arrange toujours ». Conscients qu'une règle sociale n'a de valeur que si on est deux pour l'appliquer, au moins, ils interprètent sur cette base les règles de circulation. Ce qui donne un drôle de fouillis à l'observation, mais prend toute sa cohérence si on se pose derrière le volant, dans le courant. On interprète alors « souplement » ce qui advient, on s'adapte à la situation. La pire comme la meilleure.

Ces autres culturels, si différents et pourtant si pareils à moi, m'apprennent à relativiser. Si mon point de vue ne vaut plus rien, il garde pourtant sa pertinence dans la mesure où le point de vue d'ici n'est pas meilleur. Dans le fond, nous sommes tous pareillement appareillés, et si les vaguelettes de nos cultures respectives semblent ne pas aller dans le même sens, elles restent des vaguelettes. Je ne jette donc pas à la poubelle ce que je suis ni ce qu'ils sont, mais j'enrichis ma palette de ce qu'ils offrent.

Peut-on ressortir indemnes de l'immersion ? en croisant quelque touriste, je me demande souvent ce qui lui reste en suite d'un périple. Quelles certitudes abandonnons-nous au contact de l'autre ?

 

<< Plus loin, de passage dans un village de bord de mer, un paysan m'explique que le camping est fermé. Devant mon hésitation, lui n'hésite pas et me propose son garage. Je déploie mon sleeping bag entre deux tracteurs et l'odeur d'huile me fait à peine frémir.

Je passe ici trois jours entre les foins, la traite, la mise en bouteilles, la vente du lait et les beans-patates-lard. Ils ne mangent pratiquement que ça du soir au matin. On me demande pourquoi les Suisses sont si sérieux. Je réponds que l'excès de travail est nocif aux zygomatiques (mais en termes plus simples) et les laisse à leur machine à traire. Je finis mon trip du jour au fameux new Castle que j'appelle de mes vœux depuis tant de jours. Le brasier suspendu dans l'immense cheminée du châtelain peine à évacuer l'humidité ambiante. Nous sommes quelques-uns à débattre devant l'âtre commun, laissant nos ombres animer les murs de pierre épaisse tendus de Gobelins, comme au temps des seigneurs locaux. Le brouillard épais comme nos tapis envahis le village, s'infiltrant sous les portes, et la pluie ruisselle dans les ruelles. Je laisse passer trois jours au pub local à lire 3 fois « les jeunes filles » de Montherlant, puis je m'évapore vers Liverpool.

 

>> Mes bagages donc chargés sur ZHEX733, je m'éloigne de Polis pour une longue virée dans Akamas. La nuit dehors dans la montagne se profile comme un excellent moyen de vérifier encore et toujours mon potentiel d'abandon. La nuit sous les étoiles en solitaire s'affirme comme une bonne affaire pour qui veut mesurer l'apport des autres. Laissant dans la plaine les interactions avec les hommes, on comprend mieux les bénéfices et les freins de la collectivité.

Deux heures de piste m'ont rompu, mais je pense que le scooter a plus subi que moi. Je crains pour la santé de ma petite machine. Mes vingt kilos sur le dos, je finis en solitaire, laissant ZHEX733 reprendre haleine, grimpe dans le maquis et me laisse choir sur un coin d'herbe. Le soleil bas, caché par l'arête qui domine, illumine la plaine où Polis s'étire dans les derniers rayons. Les oiseaux multiples chahutent, mais pas traces d'humains sur ces hauteurs. Dans la rosée du soir, je m'allonge sur la natte et ainsi bercé par le petit duc et la chouette, j'oublie Chypre. Pour peu que l'on s'éloigne des hommes, toutes les nuits se ressemblent. Les jumelles braquées au zénith sur Jupiter, je compte ses satellites docilement alignés. Orion le guerrier monte silencieusement la garde.

Je connais quelques amis qui craignent la solitude, surtout dans la montagne. Il y a des bêtes dont on ignore jusqu'aux caractéristiques. Mais peut-être aussi qu'il est difficile de rester ainsi face à soi-même. On ne connaît pas non plus nos caractéristiques... J'adore. C'est un peu comme si je chargeais les batteries. Si les oiseaux de nuit hululent, j'affirme que ça n'a rien de lugubre.

La rosée survient sans bruit détrempant tout. Il reste le silence. L'ermitage ne peut exister que loin des hommes. L'expérience a été moult fois répétée de tous temps sur notre bout d'espace. Tous en rêvent. On veut un boudoir en haut de la plus haute tour, on veut une maison dans la campagne, loin des autres, on veut une tour d'ivoire… Mais à cinq minutes de « là où ça se passe », et où il se passe toujours la même chose. On veut s'isoler, mais ne rien abandonner.

 

<< Je ne vois que la banlieue de Liverpool et m'enfuis précipitamment tant Les barrières que je construis devant la ville me semblent insurmontables. Le temps presse et les mythiques pierres dressées m'attirent. Je ne peux quitter la britisch company sans voir ça et me plonger dans la celtic history. Je prends plein sud, toujours le pouce levé et le mot pour rire. Depuis peu, je peux me débrouiller en angliche. Je ne comprends pas tout, et fais souvent « aha » ou « yes, yes ». Nobody n'est dupe. Les sympas recommencent, les autres se taisent. Mais je sais dire hello, bye, have a nice day. Ça, je l'ai appris chez mes paysans laitiers, lorsque le fiston m'a dit : « nice night ». J'ai lèvé les yeux vers un ciel lourd de pluie, et pensé que ça pourrait être bien pire. En répondant : « yes, nice night » j'ai compris ma bévue à l'éclat de rire de l'autre qui m'a gentiment expliqué le truc. Il avait omis de compléter : « between the tractors ». En bref, je commence à me sentir chez moi dans ce country. Je me perds de moins en moins, mais je n'oublie pas que je suis ici pour apprendre l'anglais et non pour être loin de chez moi.

 

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