Tranche de vie I

Tranche de vie
vendredi 1 et samedi 2 mars

>> Le vol Olympic Air ways OA 136, en cette année 2000, vient à peine de déployer ses ailes que je m'envole. Qu'est-ce qui me donne ainsi des ailes à chaque fois que je m'éloigne ? Parce que « il ne me reste que moi ? » pour reprendre cette admirable expression d'un fille évoquant ses débuts d'un séjour à l'étranger.

A chaque fois la même extase : exit les groupes d'appartenance, exit les repères matériels et temporels.

A chaque fois je m'interroge sur cet élan du vol qui se pose ailleurs. Si les hommes d'ici bénéficient des mêmes conditions de base, ils les traitent (on dit « gèrent ») avec tellement de différence que je m'offre à chaque fois un choc culturel.

Que faisons-nous de ce que nous avons, manipulons, fabriquons ? Et que font-ils, ces autres qui ne pensent, vivent, agissent et réagissent pas comme moi et les miens, mes groupes et mes routines.

<< Du haut de mes 18 ans, j'arpente les quelques mètres carrés de la chambre que je partage depuis toujours avec un de mes frères. « Normalien », je bénéficie de vacances scolaires, et les sentant venir en ce début d'été 73, j'ai pris une décision dont les effets induits vont changer mon existence. Mais ça, je ne le sais pas encore. Pour dire bref : j'ai choisi l'immersion. Totale et inconditionnelle osé-je penser. Et pour en dire plus : peu enclin à l'extraversion, et même franchement introverti, je rêve de voyages au long cour, comme dans les livres, et fils de mon époque, je rêve de « faire la route ». Pas la 66, même si easy reader hante encore les esprits, mais celle que parcourent les hippies du moment : celle des Indes. Dans l'immédiat, je souhaite parler anglais, un peu, et n'ayant suivi aucune formation de cet acabit, je choisis donc l'immersion, à mes risques et péril. Avec appréhension, certes, mais en imaginant tout faux…

Immersion dans une langue, dans la musique d'une langue, dans une culture. Sans concession parce que seul avec mon incompétence (première sortie autonome du pays), sans soutien et 200.- en poche gagnés (durement, cela va de soit) pendant les mois d'avril. Six semaines me tendent les bras, et sitôt passé Vallorbe, il ne me reste que moi.

 

>> Larnaka. Le taxi collectif EYY386 me charge devant le Chris cash & curry Supermarket à 8 heures 50. Le taxi collectif, c'est l'organisé qui fonctionne. Pour de vrai. Il te prend devant ta porte (et trouve l'adresse le cas échéant) et arrive à l'heure (en principe). C'est presque la voiture particulière, mais moins cher que le spécial taxi qui ne se déplace que pour toi. Je me laisse conduire par tous ses détours au gré des clients. Je me sens tellement ailleurs avec ces hommes qui ont tout comme tous, mais qui en font toujours autre chose. On se ressemble comme deux gouttes d'eau, mais sommes incapables de penser pareil. Je ressens un véritable sentiment de perte. Se perdre pour apprendre qu'on ne sait rien si ce n'est que nos quelques connaissances, dont nous sommes si fiers, ne sont utiles qu'à nous. Se perdre pour apprendre à se perdre… Et voilà Limasol. Changement de Taxi. Tellement efficace que j'ai bien failli le manquer, le chauffeur précédent s'étant arrêté pour tailler une bavette avec un pote. No

us traversons Limasol en quelques minutes et je saute dans le taxi de Paphos qui m'attend. Cette fois, c'est moins soft. Nous sommes huit et le chauffeur est un agacé de nature. Il Hurle dans sa radio et s'en prend à une petite vielle qui semble-t-il (mis à part trois mots, le grec m'échappe, et le Chypriote est pire que le grec. Ce sont des amis du cru qui l'affirment) n'est pas au clair sur sa destination.

 

<< Pas de couloir dans ce train-là. On y monte ou descend, mais on ne s'y déplace pas. J'oublie donc mon couloir et me love dans des sièges anglais tendus de tissus comme les premières à croix blanche. La campagne britisch verdoie sous le regard, mais n'y tenant plus, je m'évapore dans le sommeil.

Londres. Immense ! et ils roulent à gauche. Trouver un chip bed n'est pas easy, because the language. J'échoue dans un dortoir géant entrecoupé de piliers de béton. La rue garde des séquelles de V2 en goguette. Les ruines de briques noircies bordent ma rue et mes colocataires ronflent leurs bières dans la blancheur des néons qui ne s'éteignent jamais.

Tétanisé d'abord, j'arpente le quartier pour prendre connaissance de « mon coin ». Même un peu pour prendre possession. Je me refais un nid en mastiquant des céréales de petit-déjeuner.

Plus tard, je prends goût au tube et perfectionne la langue en restant des heures au Hyde park Corner. Quelques détours autour de Big Ben et Museum et je m'éclipse de la City.

 

>> J'ai failli perdre la tête à la montée dans le bus Paphos - Polis quand la porte s'est refermée. Heureusement, le système hydraulique, probablement fatigué, a lâché avant la crise. Le ticket 12501 me donne droit de passage pour les 35 km qui nous séparent de la côte nord. Le bus local est un vrai poème qui vaut le déplacement à lui tout seul. Une vie de poulailler avec tous ces gens qui reviennent du marché de Paphos. Les excitations, les enguelades, l'entassement, les tronches qui valent l'arrêt du peintre impressioniste. Ceux-là ne s'embarrassent pas du brouillage des générations. Les jeunes rigolent, mais écoutent les agés, se montrent serviables. Le chauffeur, véritable "Angello" local pialle à tout va, fait des gags, chante au volant. Bref, une partie de plaisir à 40 à l'heure, sauf quand Angello s'est mis en tête de dépasser. Alors là, j'ai craint le pire… Nous sommes quatre côte à côte, strapontins compris. Cette fois, j'échappe au couloir…

     

Que reste-t-il de la perte après les années ? Toujours ce sentiment de ne pas appartenir. Une liberté non partageable parce que non liée. Et en même temps une immense solidarité pour tous ceux-là que je croise qui se débattent dans les mêmes problèmes, se posent les mêmes questions, profitent de ce que la nature et la technique leur

offre comme moyens. Le plus magique réside probablement dans la farfelue diversité des manières. Nous sommes tous à peu de chose près appareillés identiquement. Mais ces appareils, nous les accommodons chacun à notre sauce. Et c'est cette culture vive, ces cultures vivantes qui permettent la perte. Je me perds dans les méandres de ce bus avec autant de délectation que Colomb découvrant le nouveau monde. Et j'apprends toujours que je ne sais rien…

 

<< En fin connaisseur du tube, je choisis la ligne qui s'éloigne le plus du centre, poinçonne mon ticket… et vogue la galère. Au terminus, le métro n'est plus sous terre, mais pratiquement en rase campagne. mon sac sur le dos, le nez au vent et les yeux dans les étoiles, pouvant enfin respirer, je prends à droite jusqu'au prochain carrefour puis lève le pouce. En vogue, le pouce levé mène au bout du monde pour qui le dresse assez longtemps. Je me débrouille assez bien à ce jeu. Mieux qu'en british. Alors que les derniers flonflons des Beatles emplissent encore les ondes, il m'a fallu 10 minutes d'insistance de celui qui m'avait ouvert son car pour que je sois sûr de bien comprendre sa question et réponde : « yes, hollydays ! ». Je n'oublierai jamais ce mot que je croyais associé à une histoire de patinage sur glace… Je m'entraîne surtout aux raccourcis du cru, moi qui imagine les lords et autre sir tant perfectely. Pour exemple, j'ai mis du temps à saisir le « wehre from ? » du type qui derrière sa gomme à mâcher s'intéresse, je crois le comprendre finalement, à mes origines. Il faut dire que le chahut de sa FIAT500, mon sac de six semaines sur les genoux et cette jambe qui commence à s'ankyloser n'aident pas ma compréhension. Et pourquoi ne m'écoute-t-il plus alors que je lui parle de ma Singine natale

 

>> Polis. Charmante bourgade de gens qui ont tout pour être comme nous, mais qui ne le sont pas. Ils accueillent pas mal d'Allemand en saison. Si tout Chypriote parle anglais grâce aux bienfaits du colonialisme, les Allemands, eux, ne le savent pas. Il faut dire qu'ils n'ont été envahis que très tard. Trop pour prendre des habitudes. C'est pourquoi tous les menus sont aussi écrits en Goethe. Et alors je m'interroge : comment les uns et les autres s'accommodent-ils ? les uns au flou artistique sans cesse renégocié, les autres à la rigueur de « ceux qui viennent d'ailleurs » pour voir leurs mosaïques, leurs restes des templiers, leur Coral Bay et leur soleil. Peut-être que tous les perdus au contact de l'autre en profitent pour apprendre à se perdre ? N'est-ce pas ce que cherche celui qui s'éloigne de chez lui. Toujours ce choc de culture, recherché, mais le plus souvent maîtrisé en ne se déplaçant pas seul, voire ne groupe, juste pour garder quelque repère dans tous ces repaires de brigands qui jalonnent la carcasse de Gaïa. Je pense inévitablement à ce cher Bateson et ses études sur la schysmogenèse tout en levant mon verre à la réciprocité.

 

La suite dans tranche de vie II

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